Normes sociales et consommation - Quelle influence des normes sociales sur les comportements de consommation

Stéphane Esquerré, Franck Lehuédé, Nolwenn Paquet

Cahier de recherche N°C358

Résumé

Les comportements de consommation peuvent-ils changer en profondeur ? Et quel rôle les normes sociales peuvent-elle jouer dans ces inflexions ?

Les normes sociales sont un ensemble de règles ou de standards dont la compréhension est partagée par les membres d'une société. Elles agissent comme un compas pour identifier ce qui est permis ou réprouvé, ce qui est obligatoire ou interdit. Elles permettent de produire un cadre de référence stable.

Or, l'évolution de la consommation, en structure et en volume, tend à indiquer que les normes sous-jacentes aux comportements de consommation évoluent. Il est donc intéressant d’étudier les changements de normes sociales, et les changements corrélatifs de comportements de consommation.

Premier résultat de ces travaux, nous constatons un impact significatif des normes descriptives. Toutes choses égales par ailleurs, penser que les personnes dont l’opinion est importante pour soi ont adopté un comportement amène à avoir plus de chance de l’adopter soi-même. C’est particulièrement le cas pour la réduction de la consommation de viande et pour l’achat de vêtements d’occasion :

• Le plus fort impact des normes descriptives sur ces deux comportements pourrait tenir au fait qu’elles permettent de justifier leur adoption pour d’autres raisons que la contrainte qu’elle soit d’ordre économique ou de santé. Ainsi, les consommateurs ayant dû limiter leur consommation de viande ou acheté des vêtements d’occasion parce qu’ils font face à des difficultés financières justifient ce comportement en estimant que les personnes qui comptent pour elles ont fait de même. Les consommateurs qui ont dû limiter leur consommation de viande pour des raisons de santé sont également rassurés en pensant que leurs proches ont également limité leur consommation de viande.

• Pour la consommation de viande, la norme descriptive valorise un comportement adopté par une majorité de consommateurs (54 %). Notons également que la notion de réduction de consommation ne préjuge ni de l’ampleur de la réduction, ni de la quantité effectivement consommée. Elle peut également concerner la réallocation vers des consommations carnées moins appréciées et moins chères.

Pour les achats de vêtements d’occasion, l’importance de l’impact des normes descriptives s’explique aussi par la dimension distinctive associée à la consommation de vêtements. Les vêtements que l’on porte sont des signes forts de l’image de soi donnée aux autres. Parmi ces signes, outre la marque ou le style des vêtements, le fait d’avoir acheté le vêtement neuf ou d’occasion compte. Dans ce contexte, si ceux dont l’opinion compte pour soi ont adopté les vêtements d’occasion, en acheter aussi peut contribuer à s’identifier à ce groupe d’appartenance.

La dynamique d’achat de livres d’occasion semble en pratique assez différente de celle des vêtements d’occasion. Les normes descriptives ont moins d'impact, et les lecteurs ont peu de freins vis-à-vis de ce mode d’achat. Ces résultats indiquent que la valeur d’un livre tient avant tout à son contenu et à la possibilité d’en disposer.

Les normes descriptives ont également moins d’impact sur la durée de détention d’un téléphone portable. Pour ce comportement, les éléments de contexte priment. Pour choisir de conserver son téléphone portable, il est essentiel que son détenteur estime que l’appareil fonctionne encore de manière satisfaisante. Or, les principales raisons citées pour changer de téléphone sont toutes liées à la perception d’un défaut de fonctionnement de l’appareil, que les consommateurs perçoivent comme s’imposant à eux. In fine, il apparaît alors peu nécessaire de justifier de la durée de détention d’un téléphone portable par le comportement des autres. En revanche, parmi ceux qui ont changé de téléphone portable alors qu’il fonctionnait encore, les normes sociales impactent fortement. Préférer changer de téléphone avant qu’il fonctionne manifeste une attitude favorable à l’innovation et sans doute à la distinction qui incite à tenir compte des comportements des personnes appartenant au groupe de référence. Cela suggère que, en l’absence de contraintes techniques, la perception de ce que font les autres pourrait jouer un rôle dans la décision de renouveler fréquemment son téléphone portable.

Second résultat, les normes injonctives ne semble avoir aucun impact. En transmettant des exigences explicites émanant de la société vers les individus (limiter sa consommation de viande, conserver son téléphone portable, acheter d’occasion), elles entrainent un phénomène de réactance, et apparaissent comme une menace pour la liberté des individus. C’est particulièrement le cas lorsque l’adoption du comportement semble susceptible de limiter le plaisir qu’un individu tirera de sa consommation : manger de la viande, changer de téléphone pour un appareil plus innovant accroit l’inefficacité de la norme injonctive.

Ces résultats sont cohérents avec la littérature et soulignent que pour encourager l’adoption de pratiques durables, il est plus efficace de valoriser les comportements déjà répandus que de tenter d’imposer des injonctions perçues comme contraignantes.

Troisième résultat, qui vient nuancer le premier, les normes descriptives ne constituent pas le premier facteur déterminant les comportements étudiés. L’attitude individuelle joue un rôle déterminant et arrive systématiquement en première position. Toutes choses égales par ailleurs, le plaisir ou l'insatisfaction ressentis à l'égard d’une pratique, ainsi que la perception de son utilité pour l’individu ou pour la société, influencent bien plus directement les choix de consommation.

• Le niveau de satisfaction ou de déplaisir a beaucoup d’influence dans les achats d’occasion de livres ou de vêtements. Nombreux sont ceux qui ajoutent l’achat d’occasion à celui de produits neufs. La notion de plaisir est alors pour eux fortement motivante dans l’achat d’occasion.

• Penser qu’adopter le comportement est une bonne chose est le premier déterminant pour limiter la consommation de viande ou conserver son téléphone portable plus longtemps. Ces deux comportements sont souvent perçus comme limitant le plaisir associé à l’usage ou à la consommation du produit. Rechercher les avantages que procure l’adoption de ces comportements apparaît nécessaire pour justifier leur adoption.

Enfin, et c’est le dernier résultat de nos travaux, les éléments de contexte individuel jouent un rôle variable. Ainsi, après une longue période inflationniste, les contraintes budgétaires apparaissent centrales pour trois des quatre comportements étudiés. Le prix plus élevé de la viande et des articles neufs motive le recours à l'achat d'occasion et à la réduction de la consommation de viande. En revanche, les préoccupations environnementales ne déterminent aucun des comportements étudiés, ce qui interroge l'efficacité d'une communication axée sur l'impact environnemental de ces comportements.

L'âge joue un rôle pour la consommation de viande, l'achat de vêtements et les smartphones. Les jeunes, plus familiers du commerce en ligne et plus sensibilisés aux enjeux écologiques, préfèrent les vêtements d'occasion. Inversement, les personnes plus âgées limitent davantage leur consommation de viande pour des raisons de santé. Le genre exerce aussi une influence sur l'achat de livres d'occasion et la réduction de la consommation de viande. Les femmes sont ainsi surreprésentées parmi les consommateurs limitant la consommation de viande, en raison de préoccupations de santé plus marquées.

Conclusion et recommandations de politiques publiques

En définitive, les comportements d’achat et de consommation étudiés sont influencés par des interactions entre attitudes, normes sociales descriptives, contraintes économiques et caractéristiques individuelles. Ces dynamiques varient selon les comportements. Pour encourager des pratiques durables, les politiques publiques pourraient se concentrer sur trois axes principaux :

• Valoriser les attitudes favorables à chaque comportement en soulignant à la fois la satisfaction découlant de ces nouveaux comportements et les avantages personnels qu’on peut en retirer.

• Communiquer sur le développement du comportement dans la population, afin de renforcer l’adhésion aux normes descriptives, et adapter quand c’est possible aux cibles pour mettre en évidence les comportements de leur groupe de référence. • Réduire les obstacles perçus, à la fois côté offre (en simplifiant l’accès aux produits, en facilitant l’expérience d’achat, la transparence…) et côté demande (en facilitant la connaissance des comportements alternatifs). 


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