Les grandes tendances prospectives de la consommation

L. Pouquet

Sourcing Crédoc N°Sou2000-1297

Résumé

Il est moins facile de faire de la prospective des biens de consommation aujourd'hui qu'il y a quelques dizaines d'années. Lorsque nous en étions encore à la satisfaction des besoins primaires, les choses étaient simples. Une innovation survenait, au début le produit était cher, puis peu à peu la production en série permettait une réduction des coûts qui amplifiait le processus de diffusion. Aujourd'hui, les nouveaux besoins sont complexes à mettre en évidence. Ils incorporent de plus en plus une dimension immatérielle : certes, les objets doivent toujours posséder une dimension fonctionnelle efficace, mais ils doivent aussi séduire, apporter un plus en terme d'image. Nous sommes, en ce début de nouvelle ère, face à de nouveaux objets qui tireront encore longtemps la consommation : ceux des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Les téléphones portables, les ordinateurs domestiques et la connexion à Internet sont issus de réelles innovations, ils rendent de véritables services, et seront encore plus élaborés dans peu de temps. Mais ils satisfont aussi à une nouvelle attente imaginaire des hommes et des femmes d'aujourd'hui : être autonomes, indépendants, libres, mais simultanément toujours connectés à leurs proches, à leur univers professionnel et... au reste du monde. C'est le paradigme de l'autonomie-reliée, appelée parfois "reliance" qui se construit. En réalité, une nouvelle posture émerge, celle du consommateur entrepreneur. L'individu consommateur est mort, vive la personne ! Chacun est porteur d'un projet : bâtir sa vie et contribuer à celle des proches de sa cellule familiale. Les biens de consommation sont autant d'équipements dont il se dote pour affronter les défis d'une modernité tout à la fois exaltante et pratiquement imprévisible (l'un n'est-il pas le nécessaire complément de l'autre ?). Le maître mot est le sur-mesure. C'est la fin des solutions toutes faites, d'un marketing qui décide à la place du client. Celui-ci devient acteur de sa consommation, coproducteur de nombreux produits.

Mais une autre révolution est en marche, celle qui force à en revenir à la prospective de chaque secteur de l'offre industrielle. Certes, un cadre d'analyse général demeure possible et même indispensable. Mais il ne faut plus guère compter sur la solution de facilité consistant à le décliner secteur par secteur, presque par automatisme. Non, parce que chaque famille d'objets mêle intrinsèquement les services qu'ils rendent et les images qu'ils projettent, chaque secteur doit être étudié pour lui-même. C'est ce qui est fait ici avec six d'entre eux : du bricolage aux articles de sport en passant par l'équipement en appareils photographiques, en chaussures, mais aussi en électroménager et en électronique grand public. Chacun de ces secteurs doit assumer sa propre démarche prospective qui est aussi un peu introspective. Et l'on débouche alors sur une surprise de taille : les clients à satisfaire, ceux sur lesquels il faut s'appuyer, sont les consommateurs déjà équipés mais qui vont parfaire et compléter leur équipement. On savait déjà que les acheteurs d'ordinateur sont en majorité des clients qui renouvellent leur équipement (ce qui n'empêche pas, évidemment, que chaque mois, de nouveaux ménages acquièrent leur premier ordinateur). Et bien, cette caractéristique n'est pas spécifique au secteur de l'électronique. Celui qui sera tenté d'essayer une nouvelle technique de planche glissante (que l'on appelait conventionnellement dans le passé "une paire de skis") a de fortes chances d'être déjà équipé d'un ou plusieurs produits pour assouvir son plaisir en ce domaine. Ce sont également les possesseurs de matériel photographique déjà élaboré qui seront les premiers tentés par un appareil numérique. Quant aux chaussures, on sait bien que la spécialisation très fine des usages auxquels chaque paire est destinée, justifie que chaque consommateur en possède un nombre toujours croissant (ce qui ne veut d'ailleurs pas dire qu'il utilisera chacune d'entre elles pour ce qui est prévu à l'origine - voilà un parfait exemple de l'importance de la dimension immatérielle !). On vient de découvrir récemment - n'est-ce pas là aussi un paradoxe ? - que les internautes qui piratent de la musique sur Internet à partir de sites qui ne règlent pas de rémunérations aux compositeurs, sont pourtant et simultanément de gros acheteurs de CD dans le commerce. Comme si là encore, les usages et les postures se cumulent beaucoup plus qu'elles ne se concurrencent.

Attention toutefois à ne pas tomber dans un piège : s'intéresser aux personnes déjà équipées ne doit pas vouloir dire tout miser sur les "passionnés", ce ne sont pas des consommateurs représentatifs. Peu nombreux, ils cherchent l'extrême et sont bien souvent autistes face aux autres secteurs de biens de consommation. Non, il s'agit plutôt ici de chercher les “hobbies" de chacun, les deux ou trois secteurs auxquels chaque homme ou femme s'intéresse à la fois, sans exclusive à l'égard des autres et sans forcément qu'à chaque fois cela corresponde à la passion définitive de toute une vie.

Aujourd'hui, la fidélisation du client est une obsession bien compréhensible pour tous les acteurs de la sphère de la consommation. Bien qu'il n'y ait à cet égard aucune vertu cardinale à la fidélité à l'égard des objets de consommation ou bien encore en ce qui concerne les marques, celle-ci doit se bâtir à partir des producteurs, des industriels, de ceux qui fabriquent et qui labellisent, alors qu'aujourd'hui on la recherche plutôt du côté des distributeurs. Cette fidélité passe par un contact permanent - les sites sur Internet peuvent y contribuer -, par une façon complète, soignée et si possible personnalisée de transmission d'information au client sur les nouveautés et sur les projets. Car, rappelons-le, le meilleur client est celui que l'on a déjà séduit et que l'on réussit à conserver. Mais de grâce, ne cherchons pas à emprisonner ce client, à le mettre dans des "niches" comme le vocabulaire du marketing l'a laissé entendre au cours des années récentes. Non, le consommateur est libre et s'il doit y avoir des niches (c'est-à-dire des petits segments de marché), ce sont des niches de produits et non pas des niches de consommateurs qu'il faut identifier.

La consommation a joué un rôle sociétal et social considérable au cours du demi-siècle qui s'achève. Nous sommes passés dans nos sociétés occidentales de la pénurie à l'abondance pour le plus grand nombre. La démocratisation de la diffusion des biens de consommation - et là l'hypermarché a joué tout son rôle - nous a permis de vivre mieux ensemble. La société de consommation est certes par principe inégalitaire, mais elle est non élitiste. Mais portera-t-elle encore longtemps cet idéal de diffusion auprès du plus grand nombre des signes du vivre ensemble que sont tout à la fois les objets qui sortent des usines et les marques qu'ils arborent ? La remise en cause du marketing traditionnel vers lequel nous nous dirigeons, et que cet exercice de prospective mené par le département "Dynamique des marchés" du CRÉDOC met clairement en évidence, débouche sur une véritable question de société : en partant du principe que le client à privilégier n'est plus celui à conquérir, comme c'était le cas il n'y a pas encore si longtemps, mais celui que l'on connaît déjà et auquel on va proposer de parfaire son équipement, quel intérêt y aura-t-il à chercher à tout prix (c'est-à-dire justement en baissant le prix à son minimum) les marchés les plus larges ? Et compte tenu de la globalisation des économies, il est vite plus rentable de se positionner à l'exportation que de chercher à recruter le segment le plus difficile - peut-être parce que souvent le moins solvable - de sa population locale. Nous nous dirigeons peut-être vers une société plus éclatée, une société faite de ce que certains appellent des "tribus". Mais cela est-il suffisant pour vivre ensemble de façon cohérente et intégrée ?

Les scénarios explorés dans cet exercice de prospective montrent que l'on pourra se diriger plus ou moins radicalement vers le maintien ou l'éclatement de la cohésion sociale à partir de paramètres nettement plus politiques comme par exemple la façon dont évoluera le processus de construction européenne. Les variantes qui en découlent n'enlèvent rien au cadre général de l'analyse. Elles ne proposent pas des alternatives radicales, elles affinent et permettent de mieux cadrer la réflexion.

Mais la prospective, exercice tellement difficile, ne doit pas pour autant oublier les évidences qui sont autant de tendances lourdes et la principale d'entre elles est certainement l'arrivée du papy-boom. Des clients plus âgés, à l'aise économiquement, expérimentés, aisés, mais pas du tout frileux à l'égard de la consommation comme on l'entend dire parfois. Seulement un peu plus difficiles à séduire (mais à l'inverse plus faciles à fidéliser). A leur égard, comme pour tous les autres aspects mis en évidence dans ces pages, un seul maître mot s'impose : l'innovation. Jamais plus qu'aujourd'hui elle ne s'est autant révélée indispensable. On a pu croire au cours des années 80 que c'était au marketing de prendre le relais en ce domaine. On sait aujourd'hui que si l'innovation n'associe pas étroitement les bureaux d'études et les services de marketing, elle est superficielle, vite dépassée, voire refusée par les clients. Et c'est une bonne chose.


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