Résumé
Les altercations au sein du personnel politique, les diatribes sur les réseaux sociaux et les invectives dans l’audiovisuel peuvent donner le sentiment que la société est de plus en plus polarisée. Les enquêtes en sciences sociales montrent plutôt, pour ce qui est des opinions sur les mœurs, un mouvement de convergence dans le temps autour de questions autrefois clivantes (travail des femmes, avortement, euthanasie, mariage et adoption par des couples de même sexe). De nouvelles controverses apparaissent, comme la possibilité d’introduire un genre « autre » sur les papiers d’identité ou la gestation pour autrui. Mais, même sur ces sujets, les opinions ont tendance à être moins radicales.
Comment expliquer dès lors le sentiment présent chez neuf personnes sur dix que les débats sont de plus en plus agressifs ? L’enquête Conditions de vie et aspirations du CRÉDOC et l’analyse des émotions sur les chaînes d’information en continu suggèrent trois pistes d’explication. Depuis deux ans, on observe un phénomène de backlash, dans certaines catégories (jeunes hommes, peu diplômés). La médiatisation des opinions par les chaînes d’information en continu mobilise de plus en plus le registre de l’émotion, notamment la colère. Enfin, la digitalisation des mobilisations via les réseaux sociaux et pétitions en ligne rend davantage visible la contestation. Ces évolutions invitent à penser et organiser des espaces de dialogue et de compromis ainsi que des politiques de renforcement des liens sociaux.
Des avis moins tranchés aujourd’hui qu’hier sur les questions sociétales
Une société est dite polarisée dans trois cas de figure. Premier cas : les convictions sont très fortement divergentes, avec peu d’opinions au centre, et beaucoup d’avis extrêmes. Deuxième cas : une expression des opinions très véhémente, empreinte de colère. Enfin, la polarisation désigne aussi des inégalités fortes de positions sociales. Le CRÉDOC s’est ici intéressé plus particulièrement aux deux premières dimensions en se concentrant sur des sujets sociétaux.Sur le long terme, on observe un mouvement quasi-continu de progression de la tolérance. Par exemple, selon l’enquête du CRÉDOC, 77 % de la population sont aujourd’hui favorables au mariage de couples de même sexe et 67 % à la possibilité qu’ils ou elles adoptent un enfant. Il y a presque deux décennies (en 2007), les taux étaient respectivement de 55 % et 40 %.

Une bascule similaire est observée par l’enquête European Value Survey où seuls 42 % trouvaient « justifié » l’avortement en 1981, 43 % le divorce et 40 % l’euthanasie. En quatre décennies, l’opinion est devenue franchement favorable à ces quatre sujets avec aujourd’hui respectivement 67 %, 73 % et 70 % d’opinions favorables. On constate même une forme d’accélération des évolutions : il a fallu environ 30 ans pour que les opinions sur l’avortement passent de 40 % d’avis favorables à 60 %, 27 ans pour le divorce, 21 ans concernant le travail des femmes, 18 ans pour l’euthanasie, 12 ans pour l’adoption couples de même sexe.
Dans la plupart des cas, les opinions des séniors, les plus réticents à ces changements sociétaux, rejoignent petit à petit ceux de leurs puînés. C’est le cas par exemple de l’adhésion à l’idée que les personnes de même sexe puissent se marier, aux opinions concernant l’avortement, le divorce, l’euthanasie.

Les nouveaux clivages génèrent moins d’opinions radicales
La société de 2025 n’est pas devenue consensuelle pour autant. De nouveaux clivages sur des questions sociétales sont apparus. Ainsi l’opinion est divisée aujourd’hui concernant la gestation pour autrui (58 % d’avis favorables et 42 % d’avis défavorables en 2025) ou sur l’introduction d’un genre autre sur les papiers d’identité (44 % favorables, 56 % défavorables).Toutefois, même sur ces sujets aujourd’hui clivants, à niveau d’adhésion comparable, on dénombre moins d’opinions extrêmes que sur les controverses vingt ans auparavant.
Ainsi, le mariage de couples de même sexe provoquait de forts taux d’opinions extrêmes : 32 % de réponses « tout à fait d’accord », et 32 % « pas du tout d’accord » en 2007. Tandis que la gestation pour autrui en nourrit moins aujourd’hui, respectivement 19 % et 21 %. L’introduction d’un genre « autre » sur les papiers d’identité soulève l’opposition franche d’un tiers de nos concitoyens aujourd’hui, mais recueille moins de rejet radical (34 %) que l’adoption de couples de même sexe en 2007 (41 %).
D’un côté on observe donc des opinions plutôt moins radicales que par le passé dans différentes enquêtes, et de l’autre domine dans la population l’impression d’une société qui se polarise de plus en plus. En 2019, Destin Commun montrait que 9 Français sur 10 jugeaient le débat public de plus en plus agressif. En 2023, l’Edelman Trust barometer décomptait 70 % des Français considérant que leur pays était plus divisé que par le passé, loin devant les Espagnols (53 %) ou les Japonais (35 %) par exemple.
Pour expliquer ce décalage, il convient de rappeler que la perception dominante de tensions entre groupes sociaux n’est pas nouvelle dans l’Hexagone et était déjà de mise en 2016 (Fondation de Dublin). Cette forte inquiétude par rapport à la cohésion sociale pourrait dénoter une attente particulièrement forte d’un débat apaisé, d’autres thématiques que les questions de mœurs pouvant diviser l’opinion (environnement, redistribution fiscale, etc.). Mais d’autres explications peuvent être proposées.
Un mouvement de backlash perceptible depuis deux ans
Le sentiment d’une polarisation grandissante provient possiblement du mouvement de « retour de bâton » (backlash) observé depuis deux ans. La notion de backlash a été introduite par une journaliste américaine, Susan Faludi, en 1991, dans son livre, Backlash : la guerre froide contre les femmes, récompensé par le prix Pulitzer. Dans cet essai, Susan Faludi explique que les avancées des droits des femmes et d’autres minorités se trouvent systématiquement suivies d’une vague de résistance, et de retour en arrière.
Dans les enquêtes du CRÉDOC, ce mouvement est perceptible : la progression des opinions favorables à différentes évolutions sociétales est freinée, voire inversée de manière imperceptible (par exemple -4 points de personnes tout à fait ou assez d’accord entre 2023 et 2025 pour le mariage entre personnes de même sexe).
Dans le détail, il n’y a pas vraiment de levée de boucliers : la frange très réfractaire reste stable. On constate davantage un affadissement des positions très nettement favorables. Ainsi 53 % des Français étaient « tout à fait d’accord » avec le mariage entre personnes de même sexe en 2023, ils ne sont plus que 43 % en 2025, - 10 points en 2 ans, à rebours de la tendance de long terme. Ce mouvement de backlash est très net chez les jeunes hommes et les peu diplômés.

Sur des questions arrivées plus récemment dans le débat public comme l’introduction d’un genre autre sur les papiers d’identité, ce backlash est encore plus net. Les personnes fondamentalement opposées à cette possibilité sont aujourd’hui 34 %, soit + 5 points par rapport 2022. Le rejet franc augmente notamment chez les jeunes (31 %, + 9 points en 3 ans), qu’il s’agisse de jeunes hommes (33 %) ou de jeunes femmes (31 %).
Davantage de passions tristes dans les chaînes d’information en continu
Depuis une dizaine d’années, l’espace public français semble s’être chargé d’une intensité émotionnelle nouvelle. Les chaînes d’information en continu, observées à travers les données du site data.ina.fr, offrent une illustration de cette transformation. En analysant les mots associés à six émotions principales au travers de la présence 18 notions dans leurs programmes depuis 2015 (cf. encadré méthodologie), on observe une progression du langage affectif de 10 % au total des trois chaînes étudiées BFM TV, LCI et i-Télé (devenue CNews en 2017), toutes émotions confondues. Après un pic soudain et bref en 2018 au moment de la crise des Gilets jaunes, les sentiments étaient moins présents. Mais depuis 2019, la présence des émotions a augmenté régulièrement.
Dans cette évolution, la balance penche de plus en plus du côté des ressentis négatifs. Les émotions du registre lexical du bonheur reculent de 19 %, tandis que les sentiments négatifs (tristesse, peur, colère, dégoût) progressent de 15 %. Parmi elles, la colère connaît une envolée spectaculaire : + 37 % depuis 2015. Difficile de déterminer si les chaînes d’information en continu se font la chambre d’écho de l’évolution des passions dans notre société ou si elles les amplifient et les nourrissent. Mais cette montée du registre émotionnel, et en particulier des affects négatifs, pourrait contribuer à alimenter le sentiment d’une société plus divisée, plus tendue, où la colère et l’anxiété prennent le pas sur le débat rationnel. Des travaux de l’observatoire du bien-être du CEPREMAP montraient un mouvement similaire de montée des émotions, en particulier de la colère, dans les discours des parlementaires à l’Assemblée nationale.
Une visibilité plus grande de la contestation numérique
Enfin, la troisième piste d’explication est liée à la transformation profonde des engagements et de la parole dans l’agora publique qui se sont très largement démocratisés via les outils digitaux. Selon le baromètre du numérique 2024 du CRÉDOC, 90 % des internautes sont présents sur les réseaux sociaux. Les trois quarts les consultent plusieurs fois par jour ou tous les jours ou presque.
Or 64 % des Français estiment que les points de vue les plus extrêmes y prennent trop de place et 45 % pensent qu’ils représentent une menace pour le bon fonctionnement de la démocratie (Destin commun, 2022).
En lien, on constate une progression du nombre de pétitions en ligne. Par exemple sur le site de l’Assemblée nationale, 704 pétitions ont été enregistrées entre 2017 et 2022 ; la plus soutenue avait rassemblé 31 115 signatures en janvier 2021. Entre 2022 et 2024, soit en moitié moins de temps, 1 144 pétitions avaient déjà été déposées et fermées, dont la plus soutenue a recueilli 263 887 signatures. En 2025, la pétition contre la loi Duplomb a rassemblé plus de deux millions de signataires en plein cœur de l’été.
Penser des espaces de dialogue et de lien social
La présence de polarités est normale dans une société démocratique jusqu’à un certain seuil, évidemment difficile à déterminer. L’augmentation du registre émotionnel dans les chaînes d’information en continu et chez les parlementaires, la montée en puissance de l’engagement numérique (réseaux sociaux, pétitions) qui peut donner à voir, très rapidement, l’ampleur de contestations, sans présence de débat organisé, invitent à penser de nouveaux espaces de dialogue et de compromis institutionnalisés. Ces espaces pourraient davantage s’appuyer sur le registre argumentatif plutôt qu’émotionnel et s’inscrire dans un temps plus long, plus propice à la délibération.
Les politiques de renforcement de liens sociaux sont aussi indispensables à la vitalité et au compromis démocratique. La théorie du contact (Gordon Allport, 1954) montre que les liens sociaux sont essentiels pour réduire les préjugés et améliorer les relations entre les groupes. De fait, dans l’enquête Conditions de vie de juillet 2024, seules 21 % des personnes isolées socialement ont confiance, de manière générale, en autrui, contre 29 % quand elles ont un réseau de sociabilité, et 42 % deux réseaux ou plus.
